Charlie Watts est resté pendant plus d’un demi-siècle l’élégant batteur des Rolling Stones et l’imperturbable métronome du groupe tout en nourrissant sa passion pour le jazz. Il est décédé paisiblement dans un hôpital de Londres mardi 24 août, entouré de sa famille, à l’âge de 80 ans; il avait déjà averti début août qu’il manquerait la tournée américaine du groupe à l’automne après avoir subi une intervention.
Né le 2 juin 1941 à Londres, Charlie Watts vient à la musique par le jazz. C’est son voisin Dave Green qui l’initie à 13 ans. Ils formeront trente ans plus tard le quartet The A, B, C & D of Boogie-Woogie. « Nous écoutions ensemble Duke Ellington, Chet Baker et Charlie Parker et c’était tout ce que nous rêvions de faire », raconte à l’AFP en 2011 cet amateur du swing. Autodidacte en batterie, le musicien apprend à jouer à l’oreille, en regardant les joueurs dans les clubs de jazz londoniens. « Je ne suis jamais allé dans une école pour apprendre à jouer du jazz. Ce n’est pas ce que j’aime. Ce que j’aime dans le jazz, c’est l’émotion. »
Après des études d’art, il travaille le jour comme graphiste dans une grosse agence londonienne de publicité, mais ce féru de jazz et de blues opère le soir venu à l’Ealing Jazz Club, une salle réputée du West End régulièrement visitée par les aspirants musiciens londoniens. Charlie Watts fait partie de la formation Blues Incorporated. Dans l’assemblée, Mick Jagger, Keith Richards et Brian Jones ont l’œil sur le batteur. Mick Avory (futur Kinks), un des premiers batteurs des Stones, a été remplacé par Tony Chapman. Ce dernier, qui ne parvient pas à suivre les embardées R&B des guitares de Jones et Richards, est bientôt éjecté du groupe. De son côté, Charlie abandonne quelques semaines plus tard Blues Incorporated au profit de Ginger Baker. Il se voit alors proposer un job chez les Rolling Stones. Il décline l’offre dans un premier temps, préférant poursuivre une carrière assurée dans la publicité, puis, à la grande surprise de son entourage, change d’avis quelques jours plus tard . « Tout le monde pensait que j’étais devenu cinglé », se souvenait-il. Dès janvier 1963, le line-up historique des Rolling Stones est en marche, rythmé par ce batteur à la frappe délicate et au toucher swing hérité de son penchant pour le jazz.
A côté des personnalités extraverties qui tenaient les baguettes dans les groupes de sa génération – le comique Ringo Starr chez les Beatles, le génial cogneur John Bonham chez Led Zeppelin ou le frappadingue Keith Moon chez les Who – l’élégant Charlie Watts fait figure d’anachronisme avec son éternelle silhouette de dandy. Amoureux du jazz, il n’a toujours aspiré qu’à égaler les maitres Max Roach, Art Blakey ou Elvin Jones, le batteur révolutionnaire de Coltrane dans les années 60. Alors, quand ses concurrents tapent le plus fort possible sur leurs fûts, Charlie au contraire les caresse, soulignant le tempo avec classe et l’accélérant avec grâce, swinguant de façon sobre et décontractée, sans l’ombre d’un effort apparent. « Les gens disent que je joue fort. C’est faux. Je suis enregistré fort et c’est parce que nous avons de bons ingénieurs du son. Je ne peux pas jouer fort« , insistait Charlie Watts.
Résultat, si les autres font tout un cirque « avec Charlie on se rend compte qu’on flotte tout à coup à quelques centimètres au-dessus de terre« , témoigne Keith Richards. « Il joue vraiment dans le style des batteurs noirs qui accompagnaient Sam and Dave, les groupes de la Motown ou d’autres batteurs soul. Il a exactement ce toucher. Charlie Watts a toujours été le socle sur lequel je m’appuie, musicalement parlant. (…) Sans Charlie je n’aurais jamais été capable de progresser et de développer mes possibilités. Le principal truc avec lui, c’est qu’il dégage de super bonnes vibrations. Il avait ça dès le début. Il a une énorme personnalité et beaucoup de subtilité dans son jeu« , raconte-t-il dans Life.
« C’est essentiellement un batteur de jazz, ce qui veut dire que, dans un certain sens, le reste du groupe est une formation de jazz« , analyse Keith Richards dans son autobiographie, estimant que « le rock’n’roll, ce n’est rien d’autre que du jazz avec une base rythmique féroce« .
Keith lève d’ailleurs le voile sur l’un des secrets du son des Stones, dû à « une astuce » de jeu de Charlie Watts. « La plupart des batteurs jouent les quatre temps sur le charleston, mais sur le deuxième et quatrième temps, qui forment le backbeat, un élément fondamental du rock’n’roll, Charlie s’arrête en position levée, il fait mine de le toucher et se retire. C’est donc la caisse claire qui domine à ce moment, au lieu de créer une interférence. (…) Charlie traîne sur la caisse claire et est parfaitement en place sur le charleston. Cette façon de faire durer la mesure un peu plus longtemps, et ce que nous faisons par-dessus ça, c’est l’un des secrets du son des Stones. »
Et tout cela avec une économie remarquable de matériel comparé à « la muraille de caisses et tambours » derrière laquelle officient la plupart des batteurs actuels. « Si vous regardez son matériel, vous remarquez qu’il est ridiculement petit (…) Rien de prétentieux. Il n’a pas besoin d’en faire plus« , souligne son compère Keith.
Voyez par vous-même dans cette video où la camera vous fait vivre le concert du point de vue de Charlie Watts : prise de la baguette main gauche sur la caisse claire caractéristique des jazzmen (moins puissante mais plus précise), main droite levée sur la cymbale charleston pour bien mettre en valeur la caisse claire sur les deuxième et quatrième temps, touché fin sur la grande cymbale ride à sa droite, petite batterie, l’oeil et l’oreille toujours à l’écoute de ses comparses…
Souvent en retrait, jamais dupe du succès, avare de déclarations et affichant un inamovible détachement narquois, Charlie avait souvent l’air sur les photos de s’ennuyer ou de se demander ce qu’il faisait dans cette galère. Il aima pourtant passionnément jouer jusqu’au bout avec les Rolling Stones. Ce n’est pas qu’il n’aimait pas les tournées, c’est juste qu’il aurait voulu pouvoir rentrer chez lui chaque soir.
Voir du pays aura au moins permis à cet ancien designer d’alimenter son autre hobby : dessiner systématiquement toutes les chambres d’hôtels et les lits dans lesquels il avait dormi, et ce depuis 1968. Maintenant qu’il repose en paix, on espère pouvoir bientôt découvrir les dizaines de carnets noircis de ses croquis.